AXE 1 : L'ŒUVRE MULTIPLE

AXE 1 : L'ŒUVRE MULTIPLEcoordonné par Danièle Méaux et Jean-François Puff

 

Il est plus facile, déclare Gérard Genette au seuil de son ouvrage L'oeuvre de l'art, de définir fût-ce provisoirement l'unité de l'art comme production d'artefacts à visée esthétique, que de s'engager dans une distinction des différents arts. Ce constat prend une force toute particulière dans la période contemporaine, où l'on s'est souvent attaché à brouiller les frontières, conjuguant dans une même œuvre les modes opératoires du son, des formes et des couleurs, du langage articulé. Dans le sillage des réflexions de Nelson Goodman, Genette distingue dès lors les œuvres « à immanence physique » dont l'existence matérielle peut être unique ou multiple, et les œuvres « à immanence idéale » qui, déterminées par une technique de notation, existent indépendamment de leurs manifestations concrètes et sont susceptibles de variations n'affectant pas leur nature intrinsèque. À la première catégorie, ressortissent notamment le moulage et l'estampe, la photographie ou le cinéma, productions pour lesquelles une matrice fonctionnant sur un mode indiciel autorise l'obtention d'un grand nombre d'artefacts, dont aucun ne prévaut sur les autres ; avec le numérique, l'élaboration de programmes détermine l'existence d'occurrences plurielles, simultanées et ubiquitaires. Les œuvres musicales ou littéraires appartiennent dans leur majorité à la seconde catégorie définie par Genette.

Partant de là, il est loisible de réfléchir à l'actualité de pratiques artistiques traditionnelles, telles que le moulage ou la gravure ; il est également important de s'interroger sur les manières dont l'art contemporain prend acte du statut « multiple » de la photographie et du cinéma, alors que les images photographiques sont tirées en grand format et en nombre limité, alors que les livres d'artiste sont publiés en exemplaires rares, les images mobiles intégrées à des installations rétablissant peu ou prou une forme d'unicité de l'œuvre. Parallèlement, il est des pratiques (design, fanzines, livres à large diffusion...), ouvrant à des usages de masse qui présentent des enjeux économiques ou politiques, et méritent d'être mieux considérées.

La répétition, la variation, la liste, l'inventaire, la mise en série ou en séquence peuvent également constituer des modalités génératives ou structurantes des œuvres, que ce soit dans le champ des arts plastiques, de la musique, du cinéma, du design ou encore de la littérature. Dès lors, se pose la question de la portée sémantique de ces organisations ou de ces procédures. Peuvent également être auscultés les accidents, les écarts ou les ratés qui se présentent comme des « effets secondaires » de ce type de processus mais qui sont susceptibles d'être exploités afin d'engendrer des effets formels et/ou sémantiques.

Enfin, de façon plus pragmatique, la multiplicité d'une œuvre peut tenir à la chaîne des interprétants qui selon une optique peircienne peut lui  être attachée. L'œuvre apparaît dès lors comme une force capable d'engendrer d'autres réalisations ou encore des réceptions ouvertes et plurielles. Selon cette perspective, la réflexion se porte sur la question des usages du texte quand celui-ci se trouve traduit ou oralisé, sur la question de la re-enactment de la performance lorsque cette dernière est « rejouée », ou encore sur celle de l'écoute de l'œuvre musicale, variable selon les auditeurs, les contraintes de réception ou les modes de diffusion.